|
Getting your Trinity Audio player ready... |
Les Libanais d’Afrique : influence économique, réseaux fermés et intégration inachevée
Depuis un siècle, la diaspora libanaise façonne le commerce en Afrique. Entre réussite, pouvoir et méfiance, retour sur une influence aussi discrète qu’incontournable.
Puissance visible, présence discrète
Dans les rues animées d’Abidjan, de Dakar ou de Cotonou, la diaspora libanaise d’Afrique laisse une empreinte visible et durable. Des supermarchés flambant neufs, des magasins d’électroménager, des entrepôts de riz ou de matériaux de construction : leur présence économique saute aux yeux.
Et derrière ces enseignes aux noms souvent familiers — Haddad, Fawaz, Issa, Choufani — se cache une histoire vieille d’un siècle. Des hommes et des femmes venus du Proche-Orient, installés en Afrique depuis les années 1920, et devenus des acteurs majeurs de nos économies.
Mais paradoxalement, cette communauté qui pèse si lourd dans l’économie africaine reste perçue comme une étrangeté sociale : intégrée au pouvoir, mais rarement au peuple.
Alors, qui sont vraiment les Libanais d’Afrique ? Et pourquoi leur influence suscite-t-elle autant de fascination que de méfiance ?
Aux origines : guerre, famine et exil
L’histoire de l’immigration libanaise en Afrique commence au lendemain de la Première Guerre mondiale. En 1920, le Liban tombe sous mandat français, partagé avec la Syrie. Le pays est meurtri : la famine frappe durement, l’économie s’effondre, et l’instabilité politique pousse des milliers de familles à fuir.
Certaines partent en Amérique du Sud, d’autres en Europe… mais une partie choisit une destination inattendue : l’Afrique, et plus précisément les colonies françaises. Pourquoi ? Parce que ces territoires partagent la même langue administrative, la même puissance tutélaire, et même parfois la même nationalité.
Dans les registres coloniaux, les Libanais étaient donc des “Français du Levant”. Sur le terrain, ils deviennent des alliés économiques utiles pour l’administration coloniale.
C’est ainsi que, dès les années 1920, on les retrouve au Sénégal, en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Bénin et au Burkina Faso. Petits commerçants au départ, colporteurs dans les marchés, ils étaient déjà porteurs d’une culture marchande ancestrale.
Réseaux fermés et ascension rapide
Ce qui frappe, dès le début, c’est leur solidarité communautaire. Chez les Libanais d’Afrique, tout passe par la famille et la communauté.
Un cousin finance un autre pour ouvrir une boutique. Un oncle recrute un neveu pour gérer l’entrepôt. Un mariage consolide une alliance commerciale.
Résultat : leur argent circule en vase clos, leur capital grandit vite, et leurs entreprises se transmettent de génération en génération.
Mais cette stratégie efficace a un revers : une distance sociale avec les populations locales. Oui, les Libanais sont partout dans le commerce. Mais socialement, ils restent entre eux.
Et quand ils sortent de ce cercle, c’est rarement pour s’intégrer à la société africaine. C’est souvent pour nouer des relations stratégiques… avec les puissants.
Des amis puissants, mais peu d’intégration sociale
Ministres, juges, députés, chefs de police, présidents… Les Libanais d’Afrique savent qu’en affaires, le pouvoir est le meilleur bouclier. Beaucoup tissent des liens étroits avec les élites politiques locales.
Certains vont jusqu’à financer des campagnes électorales, en Afrique comme en France. D’autres deviennent des “amis de la présidence”, protégés par leur proximité avec les régimes successifs.
Mais dans la vie ordinaire, les choses sont différentes. On les croise rarement dans les quartiers populaires. Les mariages mixtes sont peu fréquents. Et même après un siècle, leur intégration sociale reste incomplète.
Ils donnent l’impression d’être plus intégrés au pouvoir qu’au peuple : une communauté solidement ancrée économiquement, mais socialement isolée.
Le Liban, berceau d’une culture marchande millénaire
Il serait injuste de réduire cette réussite à des privilèges ou à des amitiés politiques. Car derrière tout cela, il y a une vérité plus profonde : les Libanais sont les héritiers d’une tradition marchande millénaire.
Depuis l’Antiquité, la région du Levant — patrie des Phéniciens, navigateurs et négociants — vit du commerce. De la soie aux épices, des textiles aux pierres précieuses, cette culture du négoce fait partie intégrante de leur identité.
En Afrique, ils n’ont fait que transposer ce savoir-faire ancestral. Ils savent acheter bas, vendre haut, réinvestir vite et transmettre leur patrimoine. Quand l’économie du Liban s’est effondrée en 2019, beaucoup ont survécu grâce à leurs affaires africaines.
L’Afrique n’est plus seulement une terre d’accueil : elle est devenue, pour eux, une terre de salut économique.
Un moteur économique malgré tout
Malgré les critiques, il faut l’admettre : les Libanais ont profondément contribué au développement économique de l’Afrique francophone.
En Côte d’Ivoire, ce sont eux qui ont structuré une grande partie du commerce du cacao et du riz. Au Sénégal, ils dominent la distribution dans plusieurs secteurs clés. Au Burkina Faso, leurs enseignes prospèrent dans le BTP, l’électronique et l’import-export.
Leur entre-soi peut irriter, leur proximité avec les élites peut déranger, mais sans eux, certains secteurs n’auraient pas connu la même croissance.
Le paradoxe est là : peu intégrés socialement, mais essentiels économiquement.

