La fraternité Ogboni Réformée : plongée intime au cœur de la société secrète la plus puissante d’Afrique
Un reportage long-format signé Tõnd Média

Dans l’ombre d’une ruelle de Lagos
Il est un peu plus de 23 h, la chaleur moite nigeriane colle aux paupières et la fumée des suya remplit l’air d’un parfum légèrement pimenté. À quelques mètres du marché de Balogun, les klaxons se taisent soudain. La ruelle qui s’enfonce entre deux immeubles croulants n’est éclairée que par la lueur vacillante d’une ampoule nue. Au bout du couloir, une porte en bois massif – gravée d’un sceau étrange – se referme doucement, comme aspirant la nuit.
On raconte que derrière cette porte, sous la lumière de bougies parfumées et le regard de statuettes de bronze, des hommes et des femmes enfilent des tuniques blanches, se donnent la main gauche et chuchotent des serments murmurés depuis plus d’un siècle. Cette scène, certains l’appellent superstition, d’autres la nomment pouvoir. Bienvenue dans le monde de la Fraternité Ogboni Réformée (Reformed Ogboni Fraternity ou ROF), une confrérie à la fois redoutée, fantasmée et mal connue – même de ses propres compatriotes.
Qu’est-ce qu’une société secrète ? – Petit précis pour curieux noctambules
Avant de pousser la porte, remettons les compteurs à zéro. Une société secrète, c’est d’abord un club extrêmement sélectif : on y entre rarement par formulaire en ligne. Chaque futur membre est “parrainé”, sondé, parfois observé de loin plusieurs mois. Les motivations ? L’influence, l’élévation spirituelle, l’entraide… ou tout simplement le frisson gris que procure l’interdit.
Vient ensuite la liturgie : pas de fraternité sans code. Poignée particulière (souvent la gauche, signe de défi à la normalité), mots de passe, symboles gravés, bracelets ou bagues que seuls les initiés reconnaissent. La forme du secret importe autant que le contenu ; elle soude les égos, elle soude le silence.
Enfin, il y a ce fameux agenda voilé. Certaines sociétés secrètes se contentent de lever des fonds pour des œuvres charitables, d’autres s’érigent en salons d’affaires, d’autres – plus rares – flirtent avec le crime organisé. La frontière est poreuse : plus on raconte, moins c’est secret ; plus on se tait, plus on alimente la légende.
Décembre 1914 : la naissance d’un mythe africain
Retour en arrière. Lagos n’est encore qu’un comptoir bouillonnant où se croisent soldats coloniaux, marchands haoussa, dockers ijaw et prédicateurs anglicans. L’Empire britannique vient d’unifier ses Protectorats du Nord et du Sud : le Nigeria moderne voit le jour – et déjà le besoin d’une élite capable de parler d’une seule voix se fait sentir.
C’est dans ce tumulte que Thomas Adesina Jacob Ogunbiyi, archidiacre anglican et fils de notable yoruba, a l’intuition d’un cercle qui concilie foi chrétienne et patrimoine africain. Le missionnaire blanc apporte l’Évangile ; le chef yoruba exige qu’on respecte les ancêtres. Pourquoi choisir ?
Ogunbiyi réunit donc médecins formés à Ibadan, avocats fraîchement rentrés de Londres, commerçants prospères d’Abeokuta. Il emprunte au christianisme sa philosophie d’amour universel ; aux traditions yoruba son esthétique et son sens des rituels. Ainsi naît la Fraternité Ogboni Réformée.
Dès 1943, la confrérie se fait enregistrer sous le Friendly Societies Act : un détail juridique, mais crucial. La ROF n’est pas une secte illégale ; elle est reconnue par le droit, tout en s’enveloppant d’un voile religieux et culturel qui désarme les administrations trop curieuses.
Le rite de la main gauche : marche lente vers la lumière des bougies
La scène se répète, dit-on, chaque trimestre. Une pièce circulaire faiblement éclairée ; au centre, l’édàn – ces deux figurines, masculine et féminine, soudées par une chaîne. L’objet est plus qu’un porte-bonheur : dans la tradition yoruba, il scelle le pacte entre le monde visible et l’invisible.
Le postulant arrive pieds nus, symbole d’humilité. On lui bande les yeux : il ne marche pas seul, mais guidé par son parrain, comme un nouveau-né soutenu par la main experte du père. Un cantique s’élève – parfois un psaume, parfois un chant yoruba. Le futur “frère” pose la main gauche sur la Bible ou le Coran : la droite reste inactive, car la gauche est considérée comme la main du sacré, celle qu’on n’utilise jamais pour les gestes quotidiens prosaïques.
Puis vient la poignée secrète : un entrelacement précis des phalanges, impossible à reproduire sans l’avoir ressenti. À cet instant, la promesse est scellée : entraide, discrétion, loyauté.
Et les sacrifices ? Les tabloïds nigérians raffolent d’histoires d’autels sanguinolents. Pourtant, aucune audience devant la Haute Cour n’a jamais validé de telles allégations. Une zone de non-droit ? Plutôt une zone grise : l’absence de preuve n’est pas preuve d’absence, mais la rumeur nourrit plus sûrement la curiosité que les faits bruts.
Carnet d’adresses en or : quand la ROF murmure, Abuja écoute
Avance rapide années 1950-1960. Le Nigeria se dirige vers l’indépendance ; les salons douillets de la loge Ogboni bourdonnent. Là, Nnamdi Azikiwe jauge ses soutiens avant d’affronter les négociations constitutionnelles. Plus tard, un jeune officier du nom d’Olusegun Obasanjo y croise des juges de la Cour suprême pendant que les ambassades étrangères retiennent leur souffle.
Aujourd’hui, le siège de la fraternité domine une rue paisible de l’Île de Lagos. Le Grand Maître – le Oluwo – répond volontiers aux médias. Francis Meshioye, costume sobre, sourire franc, explique à qui veut l’entendre que la ROF “n’est ni satanique ni criminelle”, qu’elle “défend la culture yoruba” et “finance l’éducation”. Derrière l’image lisse, le réseau parle à voix basse : un appel téléphonique peut faire accélérer ou freiner un dossier foncier, faciliter une nomination, parfois fermer une porte.
Près de mille loges maillent désormais le Nigeria. Quelques-unes ont essaimé à Londres, Milan, Bruxelles – lieux stratégiques pour ceux qui gèrent import-export, luxe ou conseil juridique. L’internationalisation est discrète, mais bien réelle : le pouvoir voyage plus vite qu’un visa.
Rumeurs, sermons et commissions parlementaires : la légende noire
Dans un pays où les télé-évangélistes remplissent des stades, accuser un groupe d’être “démoniaque” est l’arme la plus simple. Dès les années 2000, plusieurs sénateurs nigérians ont tenté d’interdire la ROF, la classant “culte dangereux”. Problème : ni arrestations, ni plaintes crédibles. Le projet de loi meurt en commission, mais le mal est fait : sur YouTube, de courtes vidéos de prêcheurs engrangent des millions de vues, jurant que les “Illuminati africains” boivent du sang à chaque pleine lune.
La ROF répond par le silence ou, parfois, par un communiqué laconique : “Nous ne participons à aucun acte illégal.” Le vide attise la suspicion. Or le secret, c’est de la monnaie : plus on en garde, plus sa valeur grimpe.
Riz, bourses et hôpitaux : la face lumineuse du masque
Un vendredi d’août 2021, deux camions blancs estampillés “ROF Charity Outreach” déboulent dans la cour de l’orphelinat Heritage Homes. Sur les bâches, des sacs de riz de 50 kg, de l’huile de palme, des cartons d’indomie, mais aussi des fournitures scolaires et quelques ordinateurs portables reconditionnés. Les enfants hurlent de joie. Le directeur, un ancien professeur de mathématiques, confie : “Je me moque de savoir d’où vient l’aide, tant qu’elle arrive.”
Quelques semaines plus tard, la loge finance une opération chirurgicale pour madame Idayat, vendeuse de beignets, hospitalisée depuis six mois. Les réseaux sociaux de la fraternité publient quelques photos, pas plus ; l’effet est immédiat : le fil des commentaires s’allonge : “Ces gens sont peut-être louches, mais ils sauvent des vies.”
Marketing ? Certainement. Générosité ? Également. Dans un système où la santé publique manque de lits et où les orphelinats survivent grâce à la débrouille, il n’est pas rare que la charité privée se substitue à l’État. Et si elle vient d’une “société secrète”, qu’importe : le ventre affamé ne lit pas les statuts.
Rêves panafricains : l’Ogboni comme matrice d’un super-réseau ?
Un soir de débat à Abuja, un jeune analyste politique lance : “Et si l’Afrique créait son propre Bilderberg, mais transparent ?” L’idée circule : profiter d’un modèle comme la ROF – enraciné, autofinancé, culturellement assumé – pour bâtir un réseau continental capable de financer des universités, de soutenir des start-ups vertes, de peser à la COP 30 et au G20.
Les sceptiques haussent les épaules : comment demander la transparence à une organisation fondée sur le secret ? Les optimistes répondent que tout évolue : après tout, la franc-maçonnerie publie désormais ses adresses. Pourquoi la ROF ne pourrait-elle pas, un jour, ouvrir ses portes aux caméras ?
Le pari est risqué : l’entre-soi peut devenir oligarchie. Mais l’alternative – laisser les lobbies étrangers dicter l’agenda – ne séduit pas davantage. Entre la lumière aveuglante et la nuit totale, il existe peut-être un crépuscule habitable.
Menace, opportunité… ou miroir tendu à nos peurs ?
Au terme de notre enquête, une vérité s’impose : la Fraternité Ogboni Réformée est tout à la fois.
- Un club philanthropique, capable de nourrir des orphelins quand l’État trébuche, et de payer des frais d’hôpital sans exiger de selfie en retour.
- Un cercle d’influence où l’on décroche son téléphone pour ajuster une nomination, orienter un marché public, obtenir un entretien “off the record”.
- Un récit collectif : celui d’une Afrique qui a compris que le pouvoir se protège souvent derrière un rideau de velours – et qui préfère parfois alimenter la légende plutôt que de la dissiper.
Menace ? Oui, si le secret dérape vers l’abus et la confiscation du bien commun.
Opportunité ? Oui, si une élite panafricaine décide d’utiliser sa discrétion pour porter les intérêts du continent plutôt que ses seuls privilèges.
Quoi qu’il en soit, une chose est certaine : tant qu’il y aura des couloirs sombres, des bougies qui tremblent et des mains gauches qui se serrent, il y aura des histoires à raconter. Et chez Tõnd Média, nous serons toujours là pour éclairer – ne serait-ce qu’avec une flamme vacillante – ces zones où le réel frôle le mythe.
Et vous, qu’en pensez-vous ?
La ROF est-elle un garde-fou africain face aux lobbies extérieurs ? Ou un cercle qui verrouille l’ascenseur social ?
Partagez votre avis en commentaire, échangez vos sources, vos expériences. Parce que raconter l’Afrique autrement, c’est aussi multiplier les points de vue – même quand ils viennent de l’ombre.
In Africa we trust… et peut-être aussi un peu dans nos fraternités.